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Débat public : Les Maliens entre climat de peur et de suspicion

Plus d’une décennie de crise a profondément transformé le Mali, non seulement sur le plan sécuritaire et politique mais aussi dans les mentalités. La violence, la peur et la méfiance ont fragmenté la société au point de faire naître une opposition artificielle entre « patriotes » et « apatrides ». Derrière les discours de fermeté et les appels à l’unité se cache une réalité plus inquiétante, celle d’un pays où la parole se crispe, où la nuance disparaît et où aimer le Mali devient une affaire de camp.

On ne peut pas bâtir un Mali lorsqu’on s’oppose les uns aux autres, lorsqu’on érige d’un côté les « patriotes » et, de l’autre, les « apatrides ». Chaque événement montre à quel point la société malienne est fracturée. Cette dichotomie, devenue presque banale dans le discours public, traduit pourtant l’un des revers les plus profonds de la crise que traverse notre pays depuis plus d’une décennie : la déchirure psychologique et morale de la société malienne. Depuis l’effondrement de 2012, le Mali vit dans un état de tension permanente. Les violences, les coups d’État, les déplacements de population, les attaques terroristes avec son lot de victimes, de deuils et de désolation mais aussi les sanctions économiques, ont laissé des cicatrices visibles et invisibles dans notre société.

Ces blessures ne se lisent pas seulement dans les chiffres des victimes ou des déplacés. Elles se perçoivent aussi dans les attitudes, dans la parole publique, dans la manière même dont les Maliens se regardent. Ces dernières années, certaines déclarations des autorités et certaines décisions ont contribué à créer, voire à entretenir cette fracture.

Le langage de la confrontation a peu à peu remplacé celui du dialogue. Sur les réseaux sociaux, dans les débats publics et jusque dans les conversations quotidiennes, la nuance est devenue suspecte. On ne cherche plus à comprendre, mais à condamner. On ne discute plus, on s’invective. Il n’y a plus de juste milieu. Soit l’on appartient à un camp, soit à l’autre, et l’on ne sait jamais comment sa position sera perçue au sein de l’opinion. Voir les crises s’accumuler nous a profondément affectés. Mais ces drames nous ont aussi transformés, en altérant nos comportements collectifs. La société vit désormais sous le poids de la colère, de la peur et de la méfiance.

Ces pratiques nourrissent un climat de peur qui touche non seulement la population, mais aussi les autorités elles-mêmes, désormais prisonnières d’une logique de suspicion permanente.

 

Le patriotisme, un instrument de contrôle social

Le patriotisme est ainsi devenu un instrument de contrôle social. Il se mesure désormais à l’aune du soutien affiché au régime en place. On a réussi à imposer l’idée qu’il existerait de « bons Maliens », ceux qui soutiennent sans réserve les autorités de transition, et de « mauvais Maliens », souvent qualifiés d’« apatrides » un mot vidé de son sens originel pour devenir une arme de disqualification politique. Cette confusion entre le Mali et ses dirigeants est l’une des plus grandes dérives de notre époque. Aimer son pays ne peut pas signifier approuver aveuglément ceux qui le gouvernent. Et pourtant, ce glissement s’est peu à peu imposé dans le discours public, fracturant encore davantage une société déjà fragilisée par la peur, la méfiance et la désinformation.

Il suffit d’écouter certains discours officiels pour s’en rendre compte. Lors des coupures d’électricité, des pénuries de carburant ou des retards de salaires, on appelle souvent les Maliens à « faire preuve de patience » et à « tenir bon pour la patrie ». La souveraineté a un coût. La souffrance devient alors un signe de loyauté, un devoir civique presque sacré. On glorifie la résilience du peuple sans jamais interroger les causes profondes de ces difficultés. Pourtant, supporter la douleur n’est pas une politique publique. Ce n’est pas en s’habituant à la souffrance qu’un pays se relève, mais en refusant qu’elle devienne la norme.

La violence verbale est devenue banale. Chaque décision publique, chaque déclaration officielle devient un prétexte à des réactions extrêmes : adulation inconditionnelle ou rejet absolu. Entre ces deux pôles, il n’y a plus de place pour la nuance, encore moins pour le doute. Or, une nation qui perd le sens du doute perd aussi celui du dialogue, qui est censé nous caractériser.

Ce climat de radicalité n’est pas seulement une conséquence de la crise. Il en est désormais l’un des moteurs. Tant que nous continuerons à nous désigner mutuellement comme ennemis, à mesurer le patriotisme à l’aune du silence ou de la soumission, nous prolongerons la fracture que les armes ont ouverte. Les dialogues nationaux, censés rassembler, ont trop souvent manqué d’inclusivité. Certains acteurs ont été écartés, d’autres ont préféré s’abstenir, par peur ou par lassitude. Ce climat de peur est bien réel. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, ne veulent plus s’exprimer. Pas par peur d’être arrêtés, mais surtout à cause des insultes et des attaques verbales qu’ils peuvent subir. Je fais partie de ceux qui, parfois, osent briser le silence face à certaines situations. Mais chaque fois, je reçois des messages de parents, d’amis, de proches ou même d’inconnus me conseillant de « faire attention ». La censure ne se décrète plus toujours d’en haut : elle s’infiltre dans les consciences et s’impose par la peur.

La récente pénurie de carburant en est une illustration parfaite. Sur les réseaux sociaux comme dans certaines déclarations publiques, les réactions ont révélé l’ampleur de la désinformation et de la légèreté avec laquelle certains responsables s’expriment. Aboubacar Sidiki Fomba, membre du CNT, a manqué une occasion de se taire. Il a d’abord affirmé que « la pénurie se trouve dans la tête des Maliens », avant d’accuser certains chauffeurs de camions-citernes de détourner volontairement le carburant pour ravitailler les groupes terroristes. Et comme souvent, les vidéomens ont pris le relais, accusant à leur tour certains opérateurs économiques de refuser volontairement d’acheminer le carburant, sans jamais s’interroger sur les causes réelles du problème.

Dans un pays fragilisé par la peur et la méfiance, cette stratégie du bouc émissaire ne fait qu’attiser les divisions et la colère. Sur les plateaux de l’ORTM, on ne questionne pas, on récite. Le service public d’information s’est mué en porte-voix du pouvoir, préférant faire autre chose plutôt qu’informer.

Reconstruire le Mali ne se résumera pas à des réformes politiques, à une reconquête territoriale ou à une relance économique. Ce sera d’abord un travail de réconciliation intérieure : réapprendre à écouter, à débattre sans se haïr, à accepter la divergence sans la diaboliser. C’est aussi retrouver le courage de la vérité celui de reconnaître nos erreurs collectives et de rompre avec la logique des camps. Le patriotisme véritable ne se mesure pas au volume des slogans, mais à la capacité de regarder la réalité en face, même lorsqu’elle dérange.

Bah Traoré

Analyste politique

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