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Nouvelles : La Porte des Veilleurs

Les rues désertes semblaient figées dans un entre-deux mondes. Les lampadaires fatigués vacillaient sous la caresse d’un vent chaud et indécis. Seule la lune, haute et claire, veillait. Elle éclairait les toits, dessinait des ombres longues et silencieuses, comme si le passé lui-même cherchait à reprendre forme.

À cette heure — entre le dernier soupir du jour et le premier souffle de l’aube — tout était possible. Et parfois, quelque chose se fissure : un souvenir trop ancien, un mot oublié, une porte entre les mondes.

Cette nuit-là, tout a basculé…

 1.      Silence de plomb

La bibliothèque de Sikasso dormait depuis cinq ans. Pas un livre ouvert, pas un souffle humain. Elle était devenue une sorte de tombeau debout. Les fenêtres closes, les étagères déchues, la poussière étouffait les derniers échos de savoir. Une odeur de bois mouillé, de papier moisi et de silence rongeait les murs.

Avant sa chute, elle avait résisté. Elle fut la dernière des bibliothèques régionales à fermer ses portes, mais pas la dernière à mourir. L’État n’avait pas eu besoin de la détruire. Il avait suffi de l’oublier.

Les intellectuels, jadis respectés, étaient devenus des cibles. « Trop de théories, pas assez de riz dans l’assiette », murmurait-on. « Les livres ne nourrissent pas. »

La propagande préférait les hommes d’affaires aux professeurs, les vendeurs de rêves aux bâtisseurs d’idées. Et le peuple, épuisé d’attendre des promesses, buvait ces discours comme des remèdes miracles.

Les universités se vidaient. Les étudiants partaient « réussir » ailleurs — parfois à Bamako, parfois sur TikTok. C’était la jungle du bruit, où l’on se juge à ses vues, pas à sa vision.

Mais au cœur de ce silence volontaire, quelque chose résistait. Comme une braise dans les cendres.

 2.      Dembélé, veilleur malgré lui

Dembélé avait 27 ans. Il n’avait jamais étudié dans cette bibliothèque, mais il y venait enfant, avec son oncle – un instituteur passionné. Il s’était assis des heures sur le tapis rouge effiloché de la salle jeunesse, à écouter des contes, à lire des fables, à toucher les mots.

Quand son oncle mourut, Dembélé hérita d’un vieux carnet : un mélange de citations, d’énigmes et de poèmes. Il y trouvait parfois plus de vérité que dans les discours des puissants. Mais ce n’est pas ce qui faisait de lui un veilleur.

Depuis l’enfance, il voyait… des choses.

Des ombres qui bougeaient sans lumière. Des présences dans les forêts sacrées. Des souffles dans les murs.

Il avait appris à ne pas en parler. Puis un vieux chasseur l’avait initié aux secrets invisibles : les plantes qui apaisent les esprits, les mots à prononcer face au vent du nord, les symboles à tracer sur la peau avant minuit.

Lorsque la mairie parla d’un phénomène étrange dans la vieille bibliothèque, ce fut naturellement à lui que l’on pensa. On ne lui demanda pas d’expliquer. On voulait juste comprendre sans voir.

Il accepta sans un mot. Il savait déjà que quelque chose l’attendait là-bas.

 3.      Les bruits de la nuit

Depuis trois mois, les habitants du quartier entendaient des sons venus de l’intérieur : des chuchotements, des pages qu’on tourne, parfois même des voix qui récitaient des poèmes oubliés.

Un jour, une fillette – Fatoumata, huit ans, vive et silencieuse – raconta à sa grand-mère qu’un vieux monsieur lui avait parlé à travers la grille : « Il m’a dit que les livres dorment, mais rêvent encore ».

La grille était bien fermée. Les fenêtres, intactes. La grand-mère haussa les épaules.

Mais Fatoumata revint tous les soirs.

Et chaque nuit, quelqu’un lui murmurait un mot nouveau.

 4.      La Porte

Le lundi suivant, Dembélé franchit la grille rouillée. Il murmura une prière en bamanan ancien, traça un symbole au sol avec un peu de sel et de charbon. Puis il poussa la lourde porte.

L’air à l’intérieur était épais, comme avant un orage. Il s’installa derrière une étagère, dans l’ombre. Il attendit.

À minuit trente, l’air vibra. Le silence devint sonore. Et sur un mur décrépit, une lumière apparut. Une porte vivante, faite de pulsations, de glyphes mouvants, comme une incantation figée.

Deux vieillards barbus franchirent le seuil, suivis d’une dizaine de jeunes. Vêtus de blanc bordé de noir, ils se déplacèrent sans bruit. Ils lisaient. Ils méditaient. Ils écoutaient les livres.

Puis le plus ancien leva la main.

-Silence, mes enfants. Ce soir, nous ne sommes pas seuls. Un homme du monde des vivants nous observe. Il est jeune, curieux, et sans hostilité. C’est un honneur qu’il nous fasse l’offrande de sa présence.

Dembélé sentit son cœur se figer.

-Depuis trois lunes, nous avons laissé nos pas résonner. Ce n’était pas une erreur. C’était un appel. Un signal. Le monde des hommes s’éloigne du feu. Il faut raviver la flamme.

Le vieux djinn s’approcha de la cachette de Dembélé.

-La bibliothèque est un sanctuaire. Le plus sacré de tous. Là où la mémoire se conserve. Là où la lumière réside. Quand un peuple abandonne ses livres, il abandonne son avenir. Ce que vous vivez n’est pas la faute des intellectuels. C’est la conséquence de leur exil silencieux. Ce n’est pas parce que vous en avez trop… mais parce que vous en avez trop peu.

Il fit une pause.

-Un diplôme ne fait pas un sage. Mais sans sages, les nations trébuchent dans l’obscurité. Vous avez glorifié l’ignorance et sacrifié la connaissance. Aujourd’hui, vous en payez le prix.

 5.      La révélation

Un jeune veilleur leva la main.

-Maître, est-ce pour cela que nous venons ? Pour faire renaître la lumière dans les lieux abandonnés ?

Le vieillard hocha la tête.

-Exactement.

-Tenez, cher maître : en trois semaines, ici, j’ai lu 333 ouvrages. J’y ai trouvé des solutions à tous leurs maux : éducation, justice, économie, foi, paix. Tout est déjà écrit. Mais personne ne lit.

Un frisson parcourut la salle. Le vieux djinn s’approcha de l’étagère où Dembélé était caché.

-Toi, homme du vivant, retiens ceci : le savoir est une flamme. Il n’a pas besoin d’être majoritaire pour brûler. Mais il faut qu’on l’alimente. Transmets notre message. Rouvrez les bibliothèques. Honorez les penseurs. Et si l’on doit lire seul, qu’on lise quand même. C’est ainsi que renaissent les peuples.

 6.      À l’aube

Au lever du jour, la Porte disparut. Les veilleurs s’évanouirent. Dembélé, seul, sortit avec son carnet.

Il avait tout noté.

Le lendemain, il revint avec un balai. Puis une ampoule neuve. Puis quelques livres retrouvés chez lui. Et un soir, Fatoumata vint s’asseoir à côté de lui.

Puis un vieux professeur, puis une étudiante revenue de Bamako. Puis un rappeur. Puis une mère.

Et peu à peu, la bibliothèque devint un lieu de veille.

7.       La transmission

Le bruit courut dans la ville :

« Quelqu’un rouvre la vieille bibliothèque… »

« Un jeune chasseur a vu des choses là-bas… »

« Les livres parlent la nuit… »

On se moqua. Puis on se tut. Puis on vint. Discrètement. Dembélé, sans chercher à convaincre, racontait ce qu’il avait vu. Et ceux qui écoutaient changeaient, lentement.

Certains reprenaient leurs études. D’autres se mettaient à lire à haute voix dans les rues. Une ancienne vendeuse de poissons se mit à recopier des poèmes. Un gardien de nuit devint conteur.

 Épilogue – La Veille recommence

Certains soirs, un souffle léger traverse la bibliothèque. Une vibration dans l’air. Une page qui se tourne seule.

La Porte ne s’ouvre pas à tous.

Mais pour ceux qui cherchent, elle est là.

 Et dans les couloirs poussiéreux, les veilleurs lisent encore.

Silencieusement. Fidèlement.

Pour que jamais la lumière ne s’éteigne.

 

Mahamadou Konaté

Ecrivain-Poëkantiste (Poète déclamateur) malien

Octobre 2025. En hommage au mois du livre.

Crédito: Link de origem

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